L'indignation des intellectuels haïtiens, un an après le séisme
Un an jour pour jour après le violent séisme qui a ravagé le pays, intellectuels et universitaires se sont donnés rendez-vous pour honorer la mémoire de leurs concitoyens disparus. La colère a dominé sur la tristesse.
Par Gaëlle LE ROUX , envoyée spéciale à Haïti (texte)
 

12 janvier  2011. Port-au-Prince est en deuil. Partout, les églises débordent, les fidèles envahissent les rues. Des chants religieux s’élèvent de toute part. La ville entière se recueille. Une centaine de personnes s'est rassemblée à l’université de Quisqueya, dans l’ouest de la capitale. Cette faculté, l’une des plus reconnues du pays, a payé un lourd tribut lors du tremblement de terre, le 12 janvier dernier. Vingt-trois personnes - élèves, chercheurs et professeurs - y sont mortes, ensevelies sous les décombres de ces bâtiments neufs.
Pourtant aujourd’hui, ce n’est pas la tristesse qui domine mais la colère. Une sourde et puissante colère contre ceux que le poète Frankétienne nomme "les prédateurs de l’intérieur et de l’extérieur". "Nous avons leurs mots gluants et leurs promesses visqueuses", commence l’homme à la longue barbe blanche devant les étudiants, professeurs et intellectuels réunis sous une immense tente. "Les mémoires des cadavres de nos frères, de nos sœurs, de nos parents, de nos enfants, de nos amis, valent mieux que ça. À nous de réinventer la lumière, à nous de réinventer la vie", poursuit-il, pesant chacun de ses mots.
Le septuagénaire, éminent intellectuel haïtien, entame d’une voix grave et forte un chant en créole. "Haïti, le pays a chaviré, le pays n’a pas dégringolé, le pays va se lever". Quelques personnes, les yeux fermés, chantent doucement avec lui. "Les grandes douleurs s’accumulent depuis deux siècles", reprend-il après un silence. "Nous sommes arrivés à un point de mutation. Il faut que la jeunesse se lève, et participe à la reconstruction. Autrement, d’autres vont s’en charger et ce n’est pas ce que nous souhaitons", martèle le poète, pointant des étudiants, massés au fond de la tente.
"300 000 voix se sont tues"
Darline Alexis, secrétaire générale de l’université arrive à son tour au pupitre. La jeune femme, vêtue de noir et de mauve - les couleurs de Gédé, esprit vaudou de la mort - balaie l’assemblée d’un regard sombre et déterminé. Son discours ressemble à celui du poète. "Les hommes de pouvoir s’agitent au point d’étouffer le silence des 300 000 voix qui se sont tues le 12 janvier", commence-t-elle. "Il ne faut pas oublier que ce sont des rires, des visions du monde et des promesses d’avenir qui se sont éteints en quelques secondes", poursuit-elle d’une voix forte, les yeux brillants. Seize étudiants et professeurs ont été inhumés sur le site même de l’université, rappelle-t-elle. "Ils ne doivent pas rester anonymes !", s’exclame la jeune femme. Un mausolée en leur mémoire a été construit, sur leur tombe, sur le site de la faculté.
Chloé, étudiante en médecine, écoute les discours, les yeux rivés sur le sol. "C’est maintenant qu’on devrait bouger", affirme-t-elle un sourire froid sur le visage. "J’avais besoin de venir, d’être ici. Mais ce côté cérémonial, ce n’est pas ce qu’il faut. J’avais envie que tout le monde descende dans les rues, qu’un élan commun nous unisse, que le peuple haïtien ne fasse qu’un, l’espace d’un moment", lâche-t-elle d’une traite. "Ce n’est peut-être pas encore le moment".
Deux heures durant, intellectuels, rescapés, professeurs et étudiants se succèdent au pupitre. Dans l’assemblée, l’émotion est là, palpable. Mais pas une larme ne coule. "Des Haïtiens, on ne parle que de leur résilience. Mais à un moment, à force de puiser dans nos réserves, on n’en aura plus. Maintenant, il faut qu’on se relève et qu’on se batte", conclut Darline Alexis.

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